La bande dessinée par et pour les femmes :
ghetto ou espace de liberté ?



Date : 26 janvier 2007

Lieu : Espace Manga au Festival International de la Bande Dessinée d'Angoulême

Invités :
   - Chantal Montellier (auteure de bande dessinée [1]),
   - Nathalie Bougon (critique de bande dessinée, adaptatrice de manga [2]),
   - Nicolas Penedo (critique de bande dessinée, responsable de la rubrique Manga du magazine Animeland [3]).

Animateur : Sébastien Langevin (journaliste [4]).


S.L. commence par faire un petit rappel sur ce qu’est la bande dessinée féminine au Japon, en insistant sur le fait que les mangas paraissent en premier dans des magazines de prépublication. Ces magazines sont très ciblés et il y en a un certain nombre qui s’adressent spécifiquement aux jeunes filles. On les nomme shôjo manga. Il existe donc une production de bande dessinée pour les femmes et les filles réalisée exclusivement par des auteurs féminins, à de très rares exceptions près. Mais avant de développer plus, S.L. en vient à la bande dessinée franco-belge et s’adresse à C.M. pour lui demander de parler du magazine Ah! Nana [5] auquel elle a participé.

1 - Ah! Nana

C.M. est entrée en bande dessinée dans les années 1970 par le biais de Ah! Nana lorsque la fondatrice du titre est venue la chercher alors qu’elle était encore professeur d’art plastique et qu’elle venait juste de commencer à faire du dessin de presse politique. Le magazine était alors à la recherche d’auteurs féminins. Certaines venaient du monde de l'édition Jeunesse. Il y avait aussi un côté international grâce à des dessinatrices venant de pays comme l’Italie et les USA.

Ah! Nana a été censuré pour pornographie et a été interdit d’affichage en kiosque, ce qui revenait à condamner à mort le magazine, alors qu'il n’en contenait pas. Il marchait plutôt bien avant l’interdiction car il parait qu’il se vendait mieux que Métal Hurlant, publié à la même époque par le même éditeur, les Humanoïdes Associés. C.M. estime qu’Ah! Nana a payé le prix de la liberté d’expression et pas Métal Hurlant. C.M. y avait une bande dessinée assez « masculine », une série policière avec un héros spécialiste en bavures, ce qui lui a permis d’entrer par la suite dans des magazines d’hommes alors que ses consoeurs d’Ah! Nana ont dû abandonner le métier d’auteur de BD.

S.L. demande ensuite si Ah! Nana était spécifiquement destiné aux femmes. C.M. répond par la négative, qu’un des buts du magazine était de rendre visible la création féminine, ce qui ne l’interdisait pas au lectorat masculin. Ceci dit, le public était principalement féminin, même si les lectrices n’étaient pas particulièrement intéressées par la bande dessinée mais plutôt par l’expression féminine (théâtre, cinéma, littérature, etc.) en général. Le magazine était d’ailleurs largement ouvert aux « écrivaines » dans sa partie rédactionnelle. Ah! Nana n’était donc pas que de la bande dessinée. On peut considérer que le magazine a été un événement majeur à l’époque pour l’imaginaire féminin et son expression dans le domaine des arts narratifs.

2 - Les magazines pour femme au Japon

S.L. s’adresse ensuite à N.B. pour lui demander de parler du pendant japonais de Ah! Nana, s’il en existe un, et de nous parler du shôjo. N.B. précise de suite qu’elle ne pense pas qu’il ait existé un équivalant japonais de Ah! Nana. Ce qu’on connaît au Japon, ce sont des magazines de prépublication destinés aux jeunes filles ou aux femmes, mais cela n’a rien à voir par rapport à l'initiative qui a eu lieu en France dans les années 1970. Les magazines de prépublication au Japon s’adressent à des publics précis, en fonction de leur sexe et leur âge, ce qui peut paraître choquant en France où on privilégie l’universalisme. Cette distinction se fait pour des raisons de marketing : le manga au Japon est une industrie qui ne se place pas dans la même démarche que Ah! Nana qui est plutôt une démarche d’expression.

S.L. rappelle alors qu’il existe aussi des bandes dessinées pour femme au Japon. N.B. explique que le manga accompagne les lecteurs tout au long de leur vie. Il existe des magazines pour les enfants, pour les adolescents (la majorité des titres précise-t-elle [6]), pour les adultes. Il y a aussi des mangas thématiques comme sur la cuisine, le jardinage, etc. Il y a donc tout logiquement des mangas pour femme adulte.

N.B. fait remarquer que certains d’entre eux arrivent depuis quelques temps en France mais il n’y en a pas énormément. En plus, ils ont tendance à tous se ressembler. Elle souhaite alors que les éditeurs nous proposeront des titres un peu différents. S.L. précise que la bande dessinée pour femme japonaise n’est pas quelque chose de négligeable car représentant pratiquement la moitié de la production et des auteurs [7]. N.B. puis S.L. rappellent que cette catégorisation effectuée par sexe n’est pas totalement étanche, qu’il faut parler « de cœur de cible » et que garçons peuvent lire des histoires s’adressant d’abord à des femmes.

3 - Le contenu du shôjo

S.L. demande ensuite à N.P. de parler du contenu des shôjo manga, de leurs thèmes de prédilection, des messages sous-jacents que l’on peut y trouver. N.P. rappelle qu’on y trouve des thèmes très variés à l’instar du shônen comme le culinaire, la science fiction, le policier mais il y en a des plus spécifiques comme celui des magical girls. Il s’agit de petites filles qui ont la possibilité de se transformer en devenant un peu plus âgées. Elles ont des pouvoirs magiques et protègent les gens avec l’aide de petites créatures. Il y a aussi des mangas qui tournent autour d’intrigues sentimentales se passant au lycée [8], des mangas historiques...

En fonction de l’âge de ses lectrices, le mangashi (magazine de prépublication de manga) va aborder les mêmes thématiques de façon plus ou moins adulte. Par exemple, Happy Mania chez Pika [un josei], où une jeune femme essaye de trouver l’âme sœur, est traité avec beaucoup d’ironie, beaucoup de cynisme et beaucoup de second degré, ce qui ne pourrait pas être publié dans un magazine comme le Nakayoshi [9] qui est à destination des petites filles. Concernant les thématiques abordées, il y a celle de la sexualité. Un exemple est donné avec Kare First Love publié chez Panini manga qui présente les premières aventures amoureuses d'une jeune fille qui va avoir son premier petit copain. Il s'agit d'un manga très intéressant car cela permet aux jeunes Japonaises de dédramatiser toutes les étapes classiques d'une vie amoureuse, même si elles sont un peu clichées y compris dans les disputes.

Mais là où il peut y avoir quelque chose de plus problématique dans le shôjo manga concernant la sexualité, c’est qu’il peut y avoir des séries à caractère érotique comme L’amour à tout prix et Love Celeb [10] dans lesquelles la question de la sexualité féminine est totalement évacuée et où tous les codes graphiques et narratifs sont typiquement masculins. C’est une bande dessinée qui s’adresse aux filles, réalisée par des femmes, dans laquelle, de notre point de vue occidental, on s’attendrait à ce que le plaisir féminin soit mis en avant, alors que ce n’est pas du tout le cas. La jeune fille est sous la coupe de son copain qui la domine sexuellement, elle ne peut pas résister à ses avances.

Il en résulte une double interrogation. Tout d'abord, il faut se demander quelle est la réception de ce discours. Or, en France comme au Japon, on n'a aucun moyen de le savoir. Toute la question est de savoir comment la problématique de la sexualité peut être perçue par la lectrice. Par exemple, une camarade d’Animeland de N.P. trouvait Love Celeb drôle. Ce dernier lui a alors demandé si elle trouvait le viol drôle, ce à quoi elle a répondu que non. N.P. lui a demandé alors comment elle pouvait trouver ça drôle puisqu’à un moment, le copain de l’héroïne a envie, dit vulgairement, de « tirer son coup » et il la viole. Et c’est tout, sans qu’il y ait la moindre condamnation morale de l’acte, aucun jugement, rien. N.P. précise que dans le manga, la fille est complètement sous la coupe de son copain et que jamais son identité, son plaisir, son désir ne sont mis en avant. Son plaisir féminin dépend entièrement du bon vouloir de l’homme qui dirige.

On est donc en présence d’un discours aliénant, typiquement machiste puisqu’il ne prend pas en compte toute la dimension féminine du plaisir, d'autant plus qu’il est perpétré par des femmes pour des femmes. C’est l’idéologie machiste dans toute sa puissance, d’autant plus pernicieuse qu’elle paraît normale puisque qu'elle fait partie du manga pour les femmes. Mais alors, toute la question est de savoir comment le discours est reçu, notamment en France. Il faudrait des études sociologiques pour cela. N.P. rappelle qu’il lit du shôjo depuis très longtemps, estimant que le genre est souvent supérieur au shônen sur les points du développement psychologique des personnages et au niveau pictural. Mais sur ce point précis, il y a un petit, voire un gros problème et il s’interroge sur l’attitude de certains éditeurs qui n’hésitent pas à sortir des titres à la morale discutable sans s’inquiéter de la façon dont le discours va être ressenti par des jeunes filles françaises.

S.L. passe alors la parole à N.B. qui va dans le sens de N.P.. Dans les shôjo comme dans les josei, les personnages principaux, du moins dans ceux qui sont traduits en français, sont souvent peu intéressants. Ce sont souvent des gourdes, ce qui peut créer des réactions de rejet du manga pour fille par les lectrices car elles sont agacées par des personnes aussi soumises, aussi bien sexuellement que psychologiquement.L’image de la femme n’est pas du tout valorisée dans certains titres. Mais il faut nuancer car à côté de cela, il y a des titres avec des personnages de filles fortes, qui se révoltent. Par exemple, il y a Vitamine [11] où on voit une adolescente qui se révolte. Au départ, elle couche avec son petit ami, surtout pour lui faire plaisir mais ils se font surprendre à l’école. A partir de ce moment, elle va se faire brimer par ses camarades, psychologiquement et physiquement [12]. Ses professeurs ne font rien pour l’aider, estimant qu’elle a dû faire quelque chose de mal pour mériter ça. Elle va alors résister et c’est grâce au dessin, à la bande dessinée qui est sa passion, qu'elle va réussir à s’en sortir. A la fin, elle envoie balader tout le monde. N.B. estime ensuite ne pas savoir à quel point ce manga est représentatif ou pas de la production japonaise. Elle parle alors des shôjo de Mari Okazaki où les jeunes filles se battent, envoient balader les garçons, elles ont même une violence physique qui est très étonnante, loin du personnage de la petite japonaise bien gentille. N.P. en conclut que c’est représentatif d’un type de personnage et qu’il y a de la diversité dans le shôjo manga [13].

S.L. rappelle à cette occasion qu’il y a de très bons shôjo manga car il semble gêné que N.P. et N.B. dépeignent un portrait plutôt dur du shôjo manga alors qu’il y a des choses intéressantes à lire dans ce genre. Ensuite, il s’adresse à C.M. pour lui demander ce qu’elle pense de cette production faite par des femmes pour des femmes au Japon alors qu’en France, Ah! Nana a été censuré pour cause de pornographie. Il lui demande pourquoi, d’après elle, 80% de la bande dessinée en France est achetée par des hommes, pourquoi il y a peu de femmes qui achètent elles-mêmes de la bande dessinée, qui l’apprécient.

4 - Les femmes et la BD en France

C.M. répond alors qu’elle n’est qu’une « pauvre dessinatrice de base », qu’elle n’est donc pas bien placée pour répondre à de telles questions, mais qu’effectivement, même après plus de trente ans, elle n’a toujours pas digéré la censure de Ah! Nana. Une chose qui l’avait marquée à l’époque était l’absence de réaction de la part du lectorat féminin et que cela s’était déroulé dans l'indifférence générale. Elle pense aussi que si l’imaginaire féminin est présent en littérature, il l’est beaucoup moins quand les images sont présentes, c'est-à-dire dans le cinéma, au théâtre et en bande dessinée. Pour elle, c’est parce qu’on est encore dans une société très judéo-chrétienne où la femme a le droit de poser pour l’artiste mais où c’est rarement le contraire. Sinon, à la question « pourquoi il n’y a pas plus de lectrices de bande dessinée ? », C.M. pense que cela vient du fait qu’elle est principalement produite par des hommes pour les hommes. Elle se demande ensuite s’il n’en est pas un peu de même dans le cinéma où ce sont le plus souvent des hommes qui choisissent, que ça soit à la télévision ou au cinéma. Par exemple, elle passe plus de temps à regarder les films choisis par son compagnon que le contraire.

5 - Le manga et Chantal Montellier (1)

S.L. demande alors ce que C.M. a pensé de la lecture des quelques shôjo manga qu'elle a reçu pour le débat [14] mais avant, lui demande quelle est son opinion sur le paysage éditorial du manga avec beaucoup de lectrices, que ça soit au Japon ou en France. Pour S.L., c’est quelque chose d’important qu'en France, les filles lisent et achètent du manga, shôjo et shônen.

Avant de répondre à la question, C.M. rappelle que dans les années 1970, il y avait une bande dessinée féminine qui commençait à naître, même si à l'époque, les femmes n’étaient pas très nombreuses, très expérimentées ni même très « talentueuses ». Que ce début de création collective a été rapidement éliminé par une décision de police, que les femmes qui participaient au projet sont retournées à la bande dessinée pour enfant ou à rien du tout. C’est ainsi qu’une génération a été passée aux pertes et profits, surtout au profit d’un certain ordre pour lequel la production japonaise, d’après l’impression subjective de C.M. [15], est moins porteuse d’avancées, d’idées progressistes, d'un regard critique sur la société, de réflexions sur les rapports homme-femme, de liberté dans la représentation de la sexualité.

6 - Le mini-débat sur les grands yeux

Ce qui fait que, pour C.M., c'est à la fois une progression car ainsi la bande dessinée féminine existe mais c’est aussi une terrible régression car d’après ce qu’elle en a lu [les 5 mangas fournis par N.B.], elle ne voit pas où sont les avancées. Il n'y a pas d'avancées graphiques car elle trouve qu’il y a une homogénéité de style, de formes, ainsi qu'un conformisme, une sorte d’infantilisme des personnages japonais [16]. Ce ne sont même pas des Japonaises car elles ont toutes des grands yeux à la Walt Disney. Elles ne sont pas japonaises dans leur physique, ce qui provoque une sorte de malaise pour C.M. car c’est comme si Astérix et les romains étaient dessinés avec les yeux bridés.

S.L. rappelle que lors de la conférence de la veille, il avait été évoqué que la bande dessinée japonaise fonctionne avec des codes très forts, très rigides et des contraintes à tous les niveaux. Ce à quoi répond C. M. « Et alors ? ». S.L. explique qu’il y a des raisons historiques et culturelles pour expliquer le fait qu’il y ait des grands yeux. Et si S.L. comprend que C.M. soit mal à l’aise avec ça, il faut avoir une vraie compréhension de la bande dessinée japonaise dans son système de production et son fonctionnement interne. C.M. estime alors qu’on ne peut pas tout expliquer au nom de codes, qu’il faut décoder le système de codage afin de trouver se qui s’y cache derrière.

N.B. fait remarquer qu’en franco-belge, il y a le code des gros nez. Mais pour C.M., le gros nez n’est pas représentatif d’une ethnie, d’une race, que ce n’est pas une marque distinctive à ce niveau là. S.L. rétorque que le gros nez n’est pas le miroir de l’âme alors que les gros yeux [17] si. C.M. estime que ce n’est pas parce qu’on a les yeux bridés que ces derniers ne peuvent pas refléter une expression, une pensée. Elle ne comprend pas que, pour que les yeux soient le reflet de l’âme, il faut avoir des yeux d’européen.

S.L. tente alors de répondre en expliquant qu’il y a un présupposé de base dans le regard et qu’on ne peut pas exclure, nier qu’il y a une domination américaine sur le territoire japonais, que Walt Disney a servi de référence à Tezuka pour son graphisme. C.M. parle alors de colonisation, terme que reprend S.L. pour dire qu’il est d’accord à propos de l’origine [des grands yeux]. Mais là où il ne partage pas du même avis de C.M., c’est que l’homogénéité graphique ne se vérifie pas tout le temps. Par exemple, avec une œuvre comme Blue [18], le graphisme n’a rien à voir avec celui d’un Sailor Moon [19]. D’ailleurs, S.L. insiste bien sur le fait que ça n’a rien à voir et que ça ne peut pas être comparé [20]. Il précise que s’il y a de grandes tendances graphiques qui peuvent donner l’impression qu’on voit la même œuvre, il y a une question d’entraînement du regard et que lorsque le regard s’habitue, on distingue les différences.

Il rappelle aussi que Spirou ne ressemble à rien de réel et qu’il a des yeux absolument énormes. C.M. répète alors que ça n’a rien à voir. S.L. lui demande alors en quoi cela n’à rien à voir et est-ce qu’on ne voit pas les japonais plus bridés qu’ils ne le sont ? Est-ce que eux se voient avec les yeux bridés ? On ne connaîtra pas la réponse de CM car suite à un court blanc, S.L. rappelle qu’on s’éloigne trop du sujet initial. Il recentre alors le débat sur le contenu de la bande dessinée japonaise faite par les femmes et pour les femmes.

7 - Le manga et Chantal Montellier (2)

C.M. refait le constat qu’au début des années 1970, une bande dessinée féminine commençait à naître, réellement féminine au sens où s’exprimait l’imaginaire féminin, qu’il y avait des problématiques, un regard féminin sur la société. S.L. l’interrompt alors pour lui demander si c’était féminin ou féministe. C.M. reconnaît que c’était effectivement un peu féministe, ce à quoi S.L. rétorque que « féministe » n’est en aucun cas un terme péjoratif. C.M. revient donc à cette bande dessinée adulte, hors des tendances et qui a été tuée dans l’œuf, au profit, actuellement, d’une bande dessinée japonaise que C.M. trouve trop codée, où elle a l’impression de revenir à des problématiques d’avant les années 1970. C’est donc une régression en terme de liberté, de possibilité de remettre en perspective le monde dans une société donnée, de la critiquer.

Donc, d’après ce qu’elle en a lu, et en précisant qu’elle est peut-être mal tombée, elle a eu un choc car, dès la première page [21], on voit une fille dont la passion est le tricot et la couture et que c'est un peu « vive la libération de la femme par le tricot ». S.L. se permet alors d’intervenir en précisant qu’il ne peut pas laisser C.M. faire un amalgame entre la disparition de la bande dessinée féminine dans les années 1970 et l’arrivée manga car ce dernier est apparu à la fin des années 1990 [22]. C.M. précise alors qu’elle a dit que la bande dessinée féminine des années 1970 a disparu parce qu’elle a été censurée, interdite par les politiques. Et qu’à la place du développement d’une bande dessinée féminine française ayant une conscience politique, une conscience sociale, il y a eu un grand vide que la bande dessinée féminine japonaise a pu occuper.

S.L. revient alors au cas de Mlle Oishi qui est effectivement un personnage assez caricatural, celui de la gourde, mais que c’est presque un présupposé de départ. L’intérêt est dans le développement du personnage, qui est sensé devenir la parfaite femme au foyer alors qu’en fait, elle va se mettre à travailler, à gérer une situation qui peut être dramatique à certains moments lorsque son « homme » va perdre son emploi, se mettre à sortir, devenir un mari démissionnaire. Ce n’est pas un propos féministe car la société japonaise ne l’est pas mais c’est intéressant de voir comment Oishi va devoir gérer ça et assumer les choses seules.

8 - Le manga, un vivier pour les auteurs féminins francophones de demain ?

S.L. passe ensuite à un autre sujet, en se demandant si la bande dessinée japonaise ne va pas donner des envies de dessiner à des jeunes filles françaises et permettre ainsi à certaines d’avoir envie de faire passer des messages différents. N.B. répond alors qu’elle souhaite que ça donne envie de dessiner autre chose que ce qui nous parvient qui est surtout sentimental ou avec des intrigues autour du monde professionnel. Elle fait remarquer qu'on n’a pas en France de bandes dessinées japonaises équivalentes aux œuvres de C.M.. D’ailleurs, N.B. précise qu’elle ne sait même pas s’il en existe au Japon, peut-être qu’il n’y en a pas. Mais la bande dessinée féminine japonaise peut décomplexer les filles en France et que si elle ne sait pas si ça va les pousser à la rébellion, ça peut les empêcher de dessiner des trolls [23]. Elles pourront ainsi s’interroger sur des questions féminines, sur la place de la femme dans la société même si on est d’accord pour dire que la société japonaise est très différente de la société française et que la représentation de la femme française est très différente de la femme japonaise. N.B. pense que les lectrices ne sont pas idiotes et elle a confiance en leur jugement.

S.L. nous parle alors de la nouvelle génération d’auteurs qui apparaît en France. Ils ont beaucoup lu de mangas, et parmi eux, il y a pas mal de filles, presque plus que de garçons, a-t-il envie de dire [24], et on va voir ce qu’elles vont en faire. Il ne faut pas faire un procès d’intention aux auteurs femmes à venir. Et, surtout, il ne faut pas oublier qu’il y a un public féminin qui s’est développé grâce au manga.

C.M. précise qu'il y a un problème avec les filles qui vont venir à la bande dessinée en ayant surtout lu du manga. En effet, le manga est, d’après elle, très réactionnaire. Or, elle pense que la bande dessinée des années 1970 était très progressiste. C’est ainsi qu’il y a un énorme recul sur ce point et qu’on va perdre une génération, qu’un tel retard ne se rattrapera pas comme ça. Parce que la bande dessinée qui revisitait les contes de fée en proposant une autre vision du prince charmant, celle qui permettait de revisiter les fantasmes féminins, tout cela a disparu au profit d’une bande dessinée extraordinairement décérébrée.

9 - Le mini-débat sur la bande dessinée engagée

S.L. se demande alors si C.M. ne regrette pas en fait la disparition d’une bande dessinée engagée. Pour C.M., les femmes qui faisaient de la bande dessinée dans les années 1970-80 n’étaient pas engagées politiquement. A cela, S.L. rétorque qu’elles essayaient de faire passer un message. C.M. n’est toujours pas de cet avis et le fait savoir : il n’y avait pas de message à revisiter les contes de fée avec une optique féminine, que ce n’était pas être engagée de réaliser une telle bande dessinée. D’ailleurs, pour C.M., elle ne peut pas regretter la bande dessinée féminine engagée puisqu’elle n’existait pas. Il ne faut pas confondre avec le dessin de presse comme ceux de C.M. qui avait une couleur politique très précise, ce qui lui a valu d’être ostracisée pendant plus de 35 ans dans le milieu de la bande dessinée.

S.L. affirme alors que lorsque C.M. fait Sorcières, mes sœurs, elle fait une bande dessinée féminine engagée et lorsqu’elle fait Les damnés de Nanterre et Tchernobyl mon amour, elle fait une bande dessinée engagée, pas particulièrement féminine. C.M. rétorque qu’elle n’aime pas le terme « engagé » parce qu’elle trouve que ça a une connotation militaire. De plus, on n’a jamais dit ça de Jacques Faizant, lorsqu’il publiait dans le Figaro. Parce qu’il était avec les bourgeois, il n’était pas engagé et alors que C.M. est avec les prolos, elle est engagée ? Non, elle est avec les prolos « point barre ».

10 - Le dernier mot

S.L. demande alors aux différents intervenants s’ils ont quelque chose à rajouter, un dernier mot à dire. N.B. en profite pour rappeler que tout cela est très compliqué et qu’on manque d’éléments de réponse sur la bande dessinée japonaise, notamment par rapport à la place de la femme dans la société japonaise. N.P. constate que le débat a pris une connotation assez engagée et il rappelle qu’il existe d’excellents shôjo et que si Chantal ne les aime pas, ni lui ni Nathalie ne sont dans le même cas, bien au contraire.

N.P. conseille alors de lire 1945 [25] qui parle de la résistance à l’envahisseur nazi, de lire Fruits Basket [26] qui est un shôjo extrêmement bien écrit qui parle de la souffrance psychologique, de la difficulté de l’ouverture vers l’autre avec beaucoup de subtilité et une grande intelligence, de lire La rose de Versailles [27] qui parle de France et de Marie-Antoinette de manière extraordinaire. Il y a de très bonnes bandes dessinées japonaises pour femme, même si, effectivement, ce ne sont pas des bandes dessinées féministes. Sinon, il est aussi possible d’y trouver de très mauvaises choses et il faut toujours faire preuve d’esprit critique à la lecture.

N.B. se demande alors ce que signifie « féministe ». Elle pense qu’il y a des choses, dans les shôjo et encore plus dans le josei, qui sont complexes sur la place de la femme japonaise au sein de la société. Ce sont souvent des œuvres qui sont dures avec leur personnage féminin, du moins parmi celles qui nous parviennent. Ce n’est pas un machisme qui serait dérangeant mais c’est plus fin que cela. Ce n’est pas la vision que nous avons d’une revendication, c’est autre chose. Mais il y a néanmoins un regard sur la femme qui est intéressant dans ces mangas.

S.L. rappelle qu’il s’agit d’une culture d’importation, qu’elle est faite par des japonaises pour des japonaises et que notre œil occidental n’est pas le seul moyen de lire du manga et qu’il faut avoir l’esprit suffisamment ouvert pour se dire que la bande dessinée, ça peut être autre chose. C'est sur ces mot qu'il laisse la parole à la salle.

11 - Les interventions du public

Je commence à prendre la parole pour dire que je vais tout à fait dans le sens de Chantal Montellier à propos du shôjo manga et même du josei et en rappelant que je suis un très gros lecteur de manga mais en ne connaissant que ceux qui paraissent en France, ce qui limite la perception que je peux en avoir. Je trouve que ce sont des œuvres qui sont souvent très conservatrices à l’image de la société japonaise où l’image des jeunes filles, plus que des jeunes femmes, est relativement discutable du point de vue occidental ou féministe. Je fais ensuite remarquer que les intervenants ont un peu oublié de parler de la dimension économique du shôjo.

C'est-à-dire qu’il s’agit, pour le manga grand public, d’éditeurs qui visent à vendre du manga, qu’il s’agit d’une industrie du loisir et qu’au Japon, comme dans toute entreprise, même si c’est un peu caricatural, elle est contrôlée par des hommes. Notamment, les dessinatrices sont supervisées, dans le shôjo c’est même systématique, par une personne qu’on appelle un éditeur qui est là pour donner ses instructions et que ces éditeurs, à ma connaissance, sont pour la plupart des hommes car ils ont une fonction de dirigeant au sein du magazine. Donc, je trouve que la plupart du temps, même si les auteurs peuvent essayer de détourner les codes et faire évoluer leur histoire de façon plus personnelle, les shôjo qu’on connaît en France sont, du point de vue féministe, extrêmement médiocres en ce qui concerne l'image qui est donnée des filles.

Je ne connais qu’une exception, mais que je connais mal, avec le magazine alternatif Ax [28] qui est dirigé par une femme et qui a pour politique de laisser ses auteurs, notamment féminins, complètement libres de faire ce qu’ils veulent. Sinon, les mangashi sont dirigés par des hommes même quand c'est à destination d’un public féminin. Et je répète enfin que les auteurs peuvent certes jouer avec codes qui leur sont imposés mais que ça reste à la base une industrie de loisir contrôlée par les hommes et que j'approuve donc les propos de Chantal Montellier.

S.L. répond en m’opposant l’exemple d’une série comme Initiation [29]. Je dois dire que je n’ai pas grand-chose à répondre à cela car, déjà, je n’avais pas trop apprécié la lecture de ce titre et que donc, je le connaissais mal, et qu’ensuite, il faut regarder qui est le personnage principal pour savoir à qui s’adresse l’œuvre. En l’occurrence, il s’agit d’un jeune homme qui va se faire initier à la sexualité par des femmes. Je rappelle alors que je parle de l’énorme majorité des shôjo ou de la plupart des josei qu’on trouve actuellement sur le marché [francophone] qui ont une image féminine plutôt conservatrice. D’ailleurs, le Japon n’est pas connu pour être un pays extrêmement ouvert.

N.P. fait alors une remarque pour les gens qui connaissent moins bien la bande dessinée japonaise en précisant que du côté du manga pour hommes, il y a aussi des éditeurs qui sont là pour contrôler, pressurer les auteurs, qu’il y a aussi le même système. Qu’il s’agit plus d’un problème du statut de l’auteur qui est corvéable à merci et qui doit produire quelque chose qui est prêt à consommer plutôt qu’une question de domination masculine. N.B. ajoute que pour elle, c’est les deux effectivement, car le manga est une sorte de miroir de la société japonaise, que le problème n’est pas au niveau de la bande dessinée mais de la société et que c’est ça qui la gêne [dans le shôjo].

Une personne de l’assistance prend alors la parole pour parler de son cas de lectrice. Elle a commencé la bande dessinée par le biais d’auteurs masculins, Loisel notamment, qui n’ont pas un dessin particulièrement féministe et qu’elle a eu de belles surprises avec la bande dessinée japonaise, en particulier au niveau de la sexualité qui n’est pas abordée de façon très moralisante, comme l'avait dit N.P. auparavant, même si on peut avoir des comportements dangereux au niveau de la sexualité en ne lisant que ça. Elle évoque aussi une bande dessinée japonaise qui aborde le sujet de l’homosexualité féminine qui est extrêmement ??? [30] mais dont elle ne se souvient plus du titre.

S.L. intervient alors pour dire qu’il y a Love My Life [31] qui est une très bonne bande dessinée. Là, j’ai une réaction hors micro mais suffisamment forte [32] pour que S.L. m'entende dire que Love My Life est très mauvais. A cela, il rétorque que ce n’est pas vrai et que ce n’est pas mauvais parce que ça raconte la vie, la prise de conscience d’une femme de son homosexualité et sa confrontation avec la société, que ça raconte ce cheminement sans voyeurisme aucun et avec beaucoup de tact, de subtilité et d’émotion avec un langage, une adéquation entre le fond et la forme qui en fait une grande réussite. S.L. remercie donc la personne de faire référence à ce titre car il pense que c’est de celui-là dont elle parle. La personne va dans le même sens et rappelle qu’elle ne connaît pas de bande dessinée européenne qui parle d’un sujet comme la maternité, alors qu’on trouve ce genre de thématique dans le manga.

N.P. intervient alors pour parler du yaoi, ce type de manga fait par des femmes, pour des femmes et qui parlent de relations homosexuelles masculines. On retrouve dans ce type de bande dessinée un homme qui est dominant et un homme qui est dominé. Il y est question de souffrance, de drame psychologique, etc. On ne peut pas trop en parler maintenant car ça emmènerait trop loin mais il faut savoir que ça existe. Une autre personne de la salle (de sexe féminin) prend alors la parole pour demander s’il n’y a pas une part de phantasme dans le yaoi, car la femme est en position de spectatrice et ce en quoi N.P. répond par l’affirmative.

C’est alors au tour de Stéphane Ferrand [33], présent dans le public, de prendre la parole dans le but d’apporter quelques précisions à mes propos. Il rappelle qu’effectivement, le système éditorial japonais repose sur une hiérarchie et qu’on y trouve beaucoup plus d’hommes que de femmes. Mais ce n’est pas une loi absolue car, outre Ax, il voudrait mettre en avant les éditions Shodensha [34] qui sont dans le mainstream et qui sont dirigées par des femmes et où les éditeurs sont des éditrices, qui publient des femmes qui produisent des œuvres qui parlent des femmes et donc de problématiques féminines.

Ensuite, il apporte une seconde précision à propos de la liberté d’expression qui progresse en même temps que le succès de l'auteur se développe en évoquant le cas d’Erika Sakurazawa [35] dont on connaît quelques œuvres chez nous. Elle est une véritable star au Japon car elle a consacré son travail à la condition féminine avec une subtilité qui évite un certain nombre de caricatures qu’un auteur masculin aurait tendance à utiliser. Ce qui amène donc un autre point de vue qui est une réalité reconnue par d’autres éditeurs japonais. Notamment le succès économique d’Erika Sakurazawa n’a pas manqué de les convaincre que cette voie plus réaliste dans le traitement des personnages avait un public et les a amenés à considérer un petit peu que l’époque Sailor Moon dans le mainstream était passée.

S.F. rappelle que c’est comme tout, qu’il faut regarder dans le temps. On a tous préféré étant adolescent les combats aériens de Dragon ball mais arrivé à 30-40 ans, on cherche quelque chose de plus développé que Candy ou Goldorak. Ce qui est intéressant, c’est que les lecteurs d’aujourd’hui ne sont jamais que les lecteurs d’hier et que du coup, éditorialement parlant, et même du point de vue des auteurs, on trouve cette évolution, d’où la prédominance du seinen manga et du josei actuellement. D’où un certain nombre d’évolutions même si tout ce qui a été dit par ailleurs est réel chez des éditeurs comme Shueisha, Kodansha et d’autres grosses maisons d'édition. Mais tout est en nuance et quand on regarde l’évolution sur une centaine d’années, que ce soit au niveau de la bande dessinée japonaise féminine « drivée » par des hommes à partir des années 1970 ou au niveau de la bande dessinée faite par des femmes en France, de la Semaine de Suzette [36] à Ah! Nana et où il y a [maintenant] des personnes comme Vanyda [37] ou Lisa Mandel [38], S.F. a l’impression qu'il y a du mieux, que c’est bien sûr lent, que la reconnaissance des femmes dans tous les aspects de la société comme le travail, les salaires, etc. est une notion qui évolue lentement, difficilement car le frein demeure permanent mais que ça va quand même dans le bon sens.

Un membre du public intervient ensuite pour parler de Fruits Basket. Il aimerait savoir ce que S.L. trouve de complexe dans l’histoire. Ce dernier répond alors en faisant référence à la psychanalyse en évoquant Jacques Lacan qui expliquait qu’on souffre de la langue qui parle, que les mots sont des douleurs et qu'ils créent l’angoisse qui crée le mal être. Fruits Basket est exactement ça, c'est-à-dire qu’on parle beaucoup dans cette série et qu’on y parle beaucoup de manière intelligente. Les principaux personnages sont mal dans leur peau, ils ont un problème par rapport au langage car ils n’arrivent pas à exprimer leur souffrance. Alors que l’héroïne, malgré son caractère un peu cruche ou nunuche qu’on peut lui reprocher, est un personnage assez extraordinaire car elle arrive à les faire accoucher de leur souffrance, exactement comme en psychanalyse. Ils vont finir par verbaliser ce qui ne va pas, ils vont finir par accepter leurs travers, par accepter leurs angoisses. Et parce qu’ils arrivent à ce travail là, ils arrivent à un mieux être. C’est ce qu’il trouve très intéressant dans Fruits Basket car si on peut croire que Tohru est une gamine un peu nunuche ou ridicule, S.L. trouve que ce n’est pas du tout le cas car elle permet aux autres d’accoucher de leur douleur, de leur souffrance et que c’est une thématique tout à fait audacieuse et intéressante dans la bande dessinée.

Ce même membre du public fait remarquer que, comme on parle du point de vue des femmes dans la bande dessinée, il trouve qu’il s’agit ici d’une femme qui est toujours au service des hommes, une espèce de maman qui les aide à s’en sortir, ce qui n’est pas représentatif d’une bande dessinée qui défend la position de la femme. N.B. va intervenir pour aller dans le même sens en précisant que l’héroïne n’existe que pour les autres. Mais cela peut peut-être faire appel à un certain type de fantasme féminin. La jeune fille joue à la maman, c’est la petite sœur, la confidente et des lectrices peuvent trouver ça intéressant, qu’une gamine prenne soin d’un groupe de garçons. Ce qui est intéressant, c’est que dans les shôjo, ce type de personnage est contrebalancé par des personnages féminins secondaires un petit peu plus « péchus » que sont ses copines. On voit bien qu’il y en a un peu pour tous les goûts, pour tout le monde.

La personne du public rétorque qu’il s’agit de personnages archétypaux, qu’aucun n'est un peu original, qu’on est très loin de la réalité et que ça ne va pas faire avancer les choses. S.L. rappelle que Fruits Basket n’est pas là pour faire avancer les choses au Japon et qu’en cela, il a raison. Le contradicteur du public se demande alors comment ça pourrait faire avancer les choses ici, en France. S.L. acquiesce et N.B. rappelle que le manga n’est pas révolutionnaire, qu'il n'est pas là pour mettre dans la tête des jeunes Japonais des idées qu’on pourrait penser dangereuses. Le manga est là pour inculquer un certain type de valeurs aux Japonais afin qu’ils rentrent très rapidement dans le moule.

S.L. n’est pas tout à fait d’accord et veut préciser qu’il s’agit d’un certain manga. N.B. reconnaît qu’il y a toujours des exceptions comme Mari Okazaki [39] où c’est tout l’inverse : les gamines s’emmerdent, elles n’ont pas besoin de sortir avec des garçons pour exister et elles préfèrent prendre leur appareil photo et exister à travers la photographie. Et la morale de l’histoire, c’est que les trois filles s’en vont à la fin et que les garçons restent derrière. Il existe donc des alternatives. Mais N.B. est tout à fait d’accord avec ce que dit la personne à propos de Fruits Basket et que cela la gêne aussi. Après, elle trouve d’autres thématiques intéressantes dans Fruits Basket comme celle du rapport au corps quand on est adolescent. Quand on est « ado », on ne maîtrise pas son corps, on ne maîtrise pas sa sexualité. C’est un des intérets de ce manga : quand quelqu’un touche un des membres de la fratrie, il se transforme en animal, ce qui fait à référence à la question « Qu’est-ce qu’il se passe? Mon corps est en train de se transformer ! ». Voilà en quoi ça peut toucher les adolescents.

La dernière question de la salle est le fait d’une Finlandaise. Chez elle, il y a une certaine parité entre les dessinateurs et les dessinatrices. Quand elle est venue étudier la bande dessinée à Angoulême il y a une dizaine d’années, elle a trouvé très choquant que la bande dessinée en France soit aussi macho. Elle trouve que ça a beaucoup changé depuis mais que ça reste assez masculin. S.L. avoue ignorer qu’il existe une bande dessinée féminine en Finlande [40] et demande à C.M. si elle savait qu’au-delà des yeux bridés de la bande dessinée japonaise, il existe des auteurs femmes en Finlande. C.M. reconnaît que non, qu’elle ne « sait pas grand-chose » mais elle dit « bravo » à la Finlande. Elle en profite pour répondre à S.F. comme quoi, ses propos sont lénifiants, c’est un peu « tout va très bien Madame la Marquise », que ça avance, la société progresse, les femmes ont de plus en plus de place, elles sont de mieux en mieux reconnues. C.M. ne voit pas les choses comme ça. Elle voit qu’au contraire, il y a eu un freinage extraordinaire, qu’il y a eu une « casse phénoménale », que la plupart des femmes artistes de l’époque sont au fond de leur jardin en train d’essayer de le cultiver dans l’indifférence générale, qu’il y a un oubli du travail de ces femmes qui ont fait avancer les choses d’une manière non négligeable, qu’il y a une ignorance des interdits auxquels elles ont été confrontées et de la censure. Finalement, d'après elle, on se retrouve avec une bande dessinée japonaise qui les efface encore plus et pose alors la question : « Mais que fait la police ? ». C.M. continue en rappelant que, comme le disait quelqu’un du public, il [le manga] s’agit d’une bande dessinée extrêmement conservatrice qui est le reflet d’un pays conservateur, réactionnaire et machiste et qu’on la déverse ici à jets continus. Elle conclut qu’elle serait le préfet de police, elle « se frotterait les mains car tout va bien, l’ordre règne ».

S.L. termine alors le débat en rappelant que l’image du manga auprès d'une bonne partie de la population, n’est que du sexe, de la violence et que ce n’est pas moral.

 

par Herbv


[1] Chantal Montellier a débuté dans le dessin de presse en 1972 avant de passer à la Bande dessinée en 1974 pour le magazine Ah! Nana édité par Les Humanoïdes associés avec la série Andy Gang. Elle a publié une vingtaine d'albums dont les plus récents sont Les damnés de Nanterre, sorti chez Denoël Graphic en janvier 2005 et Tchernobyl mon amour, sorti chez Actes Sud en avril 2006. Le titre Sorcières, mes sœurs vient d'être réédité aux éditions de La boîte à bulle fin 2006.

[2] Nathalie Bougon est critique de bande dessinée à Chronic'Art, Animeland, L'écran fantastique et feu Le virus Manga. Elle est aussi adaptatrice pour différents éditeurs (par exemple Candy Life chez Kurokawa, Survivant chez le label Kankô des éditions Milan) et co-auteur du Guide des mangas - Les 100 séries indispensables chez Bordas.

[3] Nicolas Penedo est critique de bande dessinée, rédacteur à Animeland, responsable de la rubrique Manga et du site de ce même magazine. C'est un ancien rédacteur du Virus Manga et il participe au Dictionnaire du manga à paraître fin 2007 chez Fleurus.

[4] Sébastien Langevin a été pigiste à Animeland avant d'être co-créateur et co-rédacteur en chef du défunt magazine Le Virus Manga. Il est également journaliste éducation, c'est à dire qu'il écrit sur les métiers dans Phosphore ou les publications de l'Onisep. Il a co-écrit le livre Le manga paru aux éditions Milan.

[5] Dans le BDM 2007, on apprend que Ah! Nana était un magazine de 68 pages qui est sorti tous les trois mois entre octobre 1976 et septembre 1978. Il contenait, entre autre, les bandes dessinées Planche Neige de Nicole Claveloux, Andy Gang de Chantal Montellier et Ines de Marie-Noëlle Pichard. Le magazine a été interdit de vente aux mineurs en août 1978.

[6] Il s'agit d'être précis sur ce point. En nombre de titres, c’est en seinen (mangas pour jeunes adultes) qu’il y en a le plus, pas en shônen (mangas pour garçons), shôjo (mangas pour fille) ou josei (mangas pour jeunes femmes). On compte plus de 40 titres en seinen pour une vingtaine pour le shônen, autant pour le shôjo et un peu moins de 20 pour le josei. Par contre, les plus gros tirages sont réalisés par les magazines shônen avec, en 2005, un peu moins de 3 million d'exemplaires pour le Weekly Shônen Jump et 2,3 million pour le Weekly Shônen Magazine. En shôjo, il y a le magazine Ciao qui tire à un peu plus de 1 million d'exemplaires. Ensuite, il y a Ribon qui tire à 500 mille exemplaires. Le Nakayoshi dont il a été fait référence lors du débat est en troisième position avec un tirage de 400 mille exemplaires. Concernant le seinen, il y a trois magazines à 1 million d'exemplaires (Young Jump, Young Magazine et Big Comic Original), les autres étant à 500 mille et moins. Pour le josei, les tirages sont encore moindres car ils tournent autour de 200 mille exemplaires avec le magazine You en tête, suivi de Dessert, Be ·Love, Bessatsu Friend et Kiss. En ce qui concerne les ventes, il faut estimer les invendus à 25% (33% pour les shônen) du tirage.

[7] Une répartition féminin-masculin de 40-60 me semble plus juste en ce qui concerne le nombre de titres. Pour les auteurs, il est impossible d'avoir une idée précise mais rappelons que les auteurs masculins sont nombreux dans un sous-genre du shôjo, le manga d'horreur, et que les auteurs féminins sont assez nombreux dans certains magazines seinen. Enfin, en matière de lectorat, les tirages donnent l'impression d'un plus grand déséquilibre en défaveur des lectrices, même s'il faut avoir en tête qu'un certain nombre de filles lisent du shônen (alors que l'inverse est beaucoup moins vrai) et qu'il y a des femmes qui lisent du seinen.

[8] Il semble important de préciser qu'il existe un grand nombre de shônen sentimentaux (des comédies romantiques) se déroulant au lycée. Trop souvent, les lecteurs de mangas assimilent à tort romance à shôjo. Or, des titres comme Video Girl Ai, Love Hina, Touch, etc. sont des shônen, pas des shôjo.

[9] Il s'agit d'un mensuel édité par Kodansha et s’adressant aux filles qui sont dans la tranche d'âge 9-12 ans.

[10] Les deux titres sont publiés chez SeeBD dans leur label Akiko. L'amour à tout prix compte 8 volumes et Love Celeb, 7 dont 3 sont sortis en français. Cet éditeur français est surtout connu pour la médiocrité et la quantité des titres qu'il publie, principalement des manhwa (BD coréennes).

[11] Ce titre est édité en français par Panini Manga. Il s'agit d'un one-shot paru en 2001 au Japon et qui a été prépublié dans le Betsufure, un magazine shôjo.

[12] Ce phénomène s'appelle l'ijime au Japon. Ce terme désigne le rejet accompagné de brimades d’un individu par un groupe. Il s’exerce principalement au sein des établissements scolaires. On peut estimer que ce phénomène a un effet de cohésion sociale, mais au sein même du groupe qui rejette l’individu. Pour plus de détails, je renvoie à l'article de Nathalie Bougon disponible sur le site d'Animeland.

[13] On pourrait aussi parler de Basara, édité par Kana qui est un shôjo assez atypique. La série nous fait vivre la révolte d'une jeune fille contre l'ordre établi qui a causé la mort de son frère. Par sa force morale, ses qualités guerrières et son charisme, elle réussit à entraîner les différents peuples oppressés par un régime autoritaire dans sa croisade pour un monde meilleur. Pour être convaincu de la grande qualité de ce titre, le mieux est d'aller lire la chronique de Morgan sur Mangaverse.

[14] Nathalie Bougon avait fait parvenir à Chantal Montellier 5 titres (aucun shôjo), tous écrits par des femmes :
- Mlle Oishi 28 ans, célibataire de Q-ta Minami, paru dans la collection Sakka de Casterman et publié en 2003 au Japon dans le magazine Feel Young (josei),
- In the clothes named fat de Moyoko Anno, édité par Kana dans la collection Made In et qui est paru en 2002 dans le même magazine que le titre précédent,
- Initiation de Hakuro Kashiwagi, paru chez Delcourt. Série en 5 volumes publiée au Japon dans le magazine Big Comic Spirits (seinen) entre 2001 et 2002,
- XXX Holic de Clamp, série en cours (10 volumes à fin 2006) éditée par Pika et publiée depuis 2003 au Japon dans le Young Magazine (seinen),
- Strawberry shortcakes de Kiriko Nananan, paru dans la collection Sakka de Casterman et publié en 2001 au Japon dans le magazine Feel Young (josei).

[15] C’est Chantal Montellier elle-même qui le précise. Elle a beaucoup insisté à ce moment sur le fait qu'elle n'avait qu'une vision très parcellaire du manga.

[16] Ces reproches, surtout celui d'infantilisme, me rappellent furieusement ceux qui étaient faits au shôjo par Kan Takahama lors d'une conférence sur le même thème organisé à l'espace Virus Manga à l'occasion du festival d'Angoulême 2005.

[17] Stéphane Langevin semble particulièrement aimer ce poncif car il nous l’a souvent ressorti tout au long de ses diverses interventions durant les 4 jours de conférences / débats organisés à l'espace Manga du festival.

[18] Blue de Kiriko Nananan, paru dans la collection Sakka de Casterman et publié en 2002 au Japon dans le magazine Comic Are (seinen). Ce titre est caractérisé par un graphisme très froid, très épuré où tous les personnages se ressemblent. Une série de planches est disponible sur le site de Sakka.

[19] Sailor Moon de Naoko Takeushi, édité par Glénat et publié au Japon entre 1992 et 1997 dans le magazine Nakayoshi (shôjo). Même si Sailor Moon n'a pas inventé le style des magical girl, il l'a popularisé, notamment grâce au grand succès de la série d'animation pour la télévision. Son graphisme est tout à fait caractéristique du genre shôjo.

[20] Effectivement, comment comparer ce qui n’est pas comparable entre un seinen paru dans le Comic Are et un shôjo pour pré-adolescentes paru dans le Nakayoshi. On peut se demander où veut en venir Stéphane Langevin car Chantal Montellier n'a eu aucun shôjo dans les 5 mangas qu'elle a pu lire. Et heureusement, dirons-nous, car quand on voit comment elle parle des josei et des seinen...

[21] Il s'agit de Mlle Oishi 28 ans, célibataire de Q-ta Minami où l'on voit l'héroïne se présenter en précisant que ce qu'elle aime faire, c'est coudre et tricoter, notamment des oursons en peluche.

[22] Pour être plus précis et sans remonter aux premières publications plus ou moins confidentielles, le manga a fait son apparition chez un éditeur grand public au tout début des années 1990 par une publication en kiosque de fascicules de la série Akira de Katsuhiro Otomo par Glénat avant de sortir sous la forme de 12 volumes reliés.

[23] Il faut peut-être préciser à quoi fait référence ce terme de « troll ». Nathalie fait vraisemblablement référence aux très nombreuses séries d'heroic fantasy aux héros musclés à grosse épée et peuplées de femmes peu habillées et à grosse poitrine (une spécialité de l'éditeur Soleil). Le moins que l'on puisse dire est que l'image de la femme y est rarement positive.

[24] Je me demande d’où Sébastien Langevin tient cette impression quoiqu’il n’a peut-être pas tort si on regarde le monde du fanzinat.

[25] 1945 de Keiko Ichiguchi, édité chez Kana dans la collection Made In, n’est pas du manga à proprement parler car si l’auteure est japonaise, elle vit en Italie et il s’agit d’une commande de Kappa Edizione, un éditeur italien. Techniquement, c'est du fumetti.

[26] Fruits Basket de Natsuki Takaya est un shôjo publié par Delcourt. Au Japon, la série compte 22 volumes parus entre 1999 et 2006. La prépublication dans le magazine Hana to yume vient de se terminer. Le 23ème tome devrait être le dernier et il est annoncé pour mars 2007.

[27] La rose de Versailles de Rioko Ikeda est un shôjo en deux gros volumes sorti chez Kana. Au Japon, la série compte 10 volumes parus dans les années 1970 dans le magazine Margaret.

[28] Pour se faire une meilleure idée de ce qu'est Ax, je renvoie au site du9, notamment pour son dossier sur le magazine et sa brève histoire du manga.

[29] Rappelons, mais sur le moment ça ne m’est pas venu à l’esprit, que même si Initiation a été créé par une femme, ce n’est ni du shôjo ni du josei mais du seinen car ayant été prépublié dans le Big Comic Spirits.

[30] Le terme utilisé par la personne, vraisemblablement élogieux, est inaudible, je préfère ne pas trahir sa pensé en inventant quelque chose.

[31] Love my life de Yamaji Ebine est édité par Asuka. Le titre a été nominé au festival d'Angoulême 2005. Au Japon, il est paru en 2001 dans le magazine Feel Young. Cest donc du josei.

[32] Désolé, Sébastien, je ne pensais pas qu’on m’entendrait à ce point mais il faut savoir que je suis presque toujours au premier rang des conférences / débats / rencontres et il paraît que j'ai une voix qui porte. Mais je confirme, pour moi, Love my life est assez mauvais d’un point de vue homophile, aussi bien sur le fond que la forme.

[33] Stéphane Ferrand a été formé aux métiers du livre. Il a été notamment directeur d’une collection de romans SF chez Hachette avant d’en venir au journalisme BD. Il a été rédacteur en chef du site internet d'Animeland. Comme Sébastien Langevin, il a été co-créateur et co-rédacteur en chef du défunt magazine Le Virus Manga. Avec ce dernier, il a co-écrit le livre Le manga paru aux éditions Milan. Actuellement, il est le directeur des collections Kanko (manga) et Dragons (manhwa) aux éditions Milan. Et oui, le monde de l'éditon manga est tout petit et tout le monde connaît tout le monde.

[34] Editeur que l’on connaît principalement en francophonie par de nombreux titres issus du magazine Feel Young.

[35] Spécialisée dans les récits courts édités dans divers magazines josei (Feel Young de Shodensha, Young You de Shueisha, etc.) mais aussi de shôjo (Margaret de Shueisha), Erika Sakurazawa a la réputation d’être une des mangaka qui sait le mieux parler des sentiments des jeunes filles, de leurs tourments, notamment de leur attirance pour le sexe. Dans sa bibliographie abondante, on peut noter que l’éditeur Asuka Shinsha a publié en 1997 une sélection en 10 volumes de ses premières œuvres. Depuis qu’elle a un enfant, elle s’est mise à créer des mangas qui leur sont destinés, délaissant ainsi son genre de prédilection. En francophonie, on la connaît pour Entre les draps, Body & Soul et Crash sortis chez Asuka, Diamonds sorti chez Kanko et Angel sorti chez Kana.

[36] La semaine de Suzette a été un des premiers magazines de bande dessinée à paraître en France, dès 1905. C'était l'illustré (comme on appelait les magazines de bande dessinée à l'époque) des jeunes filles de bonne famille. Sa série la plus connue est Bécassine.

[37] Vanyda est souvent citée en référence dès qu'on parle de la nouvelle génération d'auteurs féminins de bande dessinée. Elle est surtout connue pour sa série L'immeuble d'en face édité par La boîte à bulle. On trouvera de plus amples informations la concernant sur son site. A noter qu'elle a reçu en 2006 une sorte de prix du meilleur manga décerné aux USA par le magazine Publisher Weekly pour The opposite building édité par Fanfare/Ponent Mon.

[38] Lisa Mandel, très active dans le monde de la blogosphère, est connue pour sa série Jeunesse Nini Patalo prépubliée dans le magazine Tcho! des éditions Glénat qui ont sorti 4 volumes en édition reliée. Elle a aussi été prépubliée, toujours en Jeunesse, dans feu le magazine Capsule cosmique avec la série Eddy Milveux qu'on peut retrouver en version reliée totalisant 2 tomes aux éditions Milan.

[39] Si Mari Okazaki a débuté dans le shôjo en 2001 (même si ses vrais débuts remontent à 1998), notamment pour Shueisha, pour qui elle a réalisé Déclic amoureux, Bx ou 12 mois (tous trois disponible en français chez Delcourt), elle s’exprime ensuite principalement dans le Feel Young, un magazine josei édité par Shodensha. Elle semble préférer le format très exigeant de la nouvelle ou de l’histoire courte plutôt que les séries longues car seul le titre Complément affectif (aussi disponible chez nous chez Delcourt), toujours en cours, a dépassé les deux volumes.

[40] Et il n’est pas le seul car c’est aussi mon cas et, je pense, celui de la quasi-totalité de l'auditoire. Pourtant, le festival d'Angoulême a organisé en 2006 une exposition sur la bande dessinée finlandaise où on pouvait remarquer un grand nombre d'auteurs féminins. Sinon, pour en savoir plus, il est possible d'aller lire la page Zoom sur la BD finlandaise du site ToutenBD.


Remerciements : Tanuki pour la mise en page, manu_fred pour la relecture, Mangaverse pour ses précieuses informations.

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Créée le 03/01/2007 - Mise à jour le 04/02/2007
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